... SPIRALES INTRANQUILLES
Alain KUGEL (AKA )
Le grand air gris
Et l’autre qui me dit « Tu sais, un jour tu vas mourir ! ». Et l’autre qui croit que ça me fait peur.
La mort, c’est pas comme la gloire, tu sais. Chacun aura réellement droit à la sienne, et pas seulement pour un quart d’heure. Alors, mourir, la belle affaire ! On se fait à l’idée, voilà tout. Non, tu vois, moi ce qui m’inquiète davantage, ce sont les pièges à déjouer avant d’y arriver, les miroirs aux alouettes, les promesses, les coups de couteaux dans les rêves. Les petites blessures plus ou moins ordinaires, celles qui se répètent, celles qui laissent des cicatrices tellement laides et profondes qu’elles te donnent envie d’accélérer le mouvement, de filer te jeter dans les bras de la mort, comme si elle seule avait le pouvoir de te consoler.
Je me suis toujours demandé pourquoi les vivants parlaient de la mort plus que de la vie. On parle souvent de ce qu’on ne connaît pas, de ce sur quoi on n’a aucun pouvoir. C’est plus facile, sans doute. On cède au plaisir de la fascination. Et puis, c’est vrai, parfois, la vie ressemble à un mauvais moment à passer. Le réveil sonne, j’ouvre les yeux et, dès que les rêves s’éteignent, je deviens aveugle. Parfois, je ne trouve plus la porte, comme si j’étais coincée dans un labyrinthe, toujours les mêmes petits parcours fléchés pour traverser la journée. Toujours les mêmes petits gestes stériles. J’avance sans avancer vraiment puisque je ne vais nulle part. Dans un programme informatique, on appelle ça une boucle.
Je fais du sur-place. Le matin je me lève, le soir je me couche. L’oreiller n’a pas bougé. Moi non plus. Entre ces deux points de repère, je suis docile, polie. Je file ma part de temps et d’énergie à une société dont je me contrefous, je consomme, je pollue, je me lave, je me salis, j’effectue ma part du devoir conjugale, je respecte, je fais pas trop de bruit. Mais j’avoue, j’essaie de tricher un peu aussi, de me planquer à l’ombre, redessiner le paysage, échafauder des plans. J’essaie de m’échapper, quelques heures, le nez dans un bouquin. Et là aussi, faut toujours qu’on vienne me planter un hameçon dans le cul pour me ramener à la surface, au grand air gris.
Je suffoque. Je suis un poisson, peut-être. J’ai pas de pied, mais on me demande de marcher droit, en suivant les règles. J’ai pas de jambe, mais on me demande de les écarter. J’ai pas de main, mais on me demande de tendre les doigts parce que je mérite un coup de baguette. J’ai les écailles qui sèchent, les nageoires qui se raidissent. J’ai besoin de bains d’imagination. Il n’y a que ça, l’imagination, qui me permette de respirer un peu, de voir plus loin que loin, de créer ce qui n’existe pas, de réinventer le monde, de me réapproprier ma vie. Je me fous des contours et de la forme que la majorité a choisi de donner à la réalité. Pour moi, il n’existe pas plus de réalité que de vie après la mort, jusqu’à preuve du contraire. Je peux être un poisson, tu peux être un oiseau. Ton air et mon eau deviendraient un cocktail thérapeutique pour soigner mes angoisses. Et quand la mort sera là, je n’aurai pas peur, parce qu’il restera peu de ma vie glissée sous ton aile.
Marlène TISSOT
Collage: Thierry TILLIER