... SHONEN A 

 

 

japonais cannibale

 

- Vous êtes né le 11 Juin 1949, vous vous appelez Issei Sagawata, profession ?

- Artiste !

 

Ce mec mesure 1,52 m, pèse trente cinq kilos ; il a une grosse tête de méduse. Pas possible d'avoir l'air plus con.

Il est frêle presque transparent. Une grande mèche recouvre une calvitie naissante et enveloppe son front .

C'est un nabot. Un nabot nippon mais riche, très riche. Son père est l'un des industriels les plus puissants du Japon.

Je l'ai flashé à bout portant. Tout juste s'il n'a pas fait le V de la victoire. Ma photo s’étale à la une de la presse à scandale. Une aubaine , mon premier coup d'éclat !

 

Toi, qui indifférent et superbe, humilies la bouche et exaltes le verbe
vers un ciel ignorant... Toi qui mutiles les êtres en les ajoutant à l'ultime absence dont ils sont des fragments.

Rilke / EROS IV

 

Il m'a envoyé ce poème de Rainer Maria Rilke pour me remercier.

Oui, vous m'avez bien compris, me remercier d'avoir fait de lui une célébrité. Maintenant il passe à la postérité, au panthéon des assassins entre le Docteur Petiot et Landru. Son talent artistique est enfin reconnu par tous.

Nous nous sommes revus plusieurs fois.

Je suis devenu son confident, son biographe officiel en quelque sorte ; maintenant on se tutoie.

  • Les français me dégouttent. Ce sont des cochons. Il ne parlent que de grosses bites, de gros seins, de grosses voitures, de gros salaires, de grosses bouffes. Moi, je ne suis pas comme eux , je suis plus délicat. J'aime les femmes autrement. J'aime les déguster. J'aime le goût des femmes. Tu comprends ?

Devant mon silence embarrassé,il enchaine.

  • J'aime les dévorer. Une femme est à croquer...

Il s'interrompt. Il ricane.

  • L'expression est correcte ? C'est bien ça, hein ?  J'étais en doctorat de littérature comparée à la Sorbonne Nouvelle, à Paris 3. Je parle mieux français que ces crétins qui m'entourent. C'est là que j'ai connu Renée, elle m'admirait. Tu as vu les photos, elle était vraiment belle. Il fallait que je la goutte, tu comprends, c'est à la fois un acte d'amour et un happening artistique...

Je n'ai pas soutenu son regard plus longtemps. Ce mec me rendait fou.

J'ai perdu la face, baissé les yeux. J'étais encore fragile, c'était juste au début de notre association.

Après quinze jours de break, j'ai replongé dans le sordide mais à distance par courrier avec cette K 7 audio.

  • Cela ne donne-t-il pas le vertige ?

Je ré-embobine la cassette puis écoute de nouveau le passage. La fille récite des vers en allemand, un poème de Johannes Becher :

«L'homme fort qui part pour l'ouest avec le soleil levant, je le loue avec joie. Il chasse une bête sauvage, gorgée de sang, dans le pays, dans la journée ; dévorée, la ville se rassasie de cervelles. L'animal qui a déchiré la terre avec le mauvais désir.»

Soudain, une détonation interrompt la lecture .On entend le coup de feu puis le bruit d'un corps qui tombe. Sagawata vient d'abattre Renée Hartevelt avec une carabine 22 long riffle équipée d'un silencieux.

  • à toi,mon ami, je peux bien le dire. Je n'aimais pas ce poète. J'ai toujours préféré la musique intime de Rilke. Les Autrichiens manient bien mieux la langue allemande... Pourquoi a-t-elle choisi ce type, un communiste ! C'est lui qui a écrit l'hymne de la R.D.A. et puis la prononciation des néerlandaises n'est pas parfaite... Elle méritait une punition... Elle aurait du accepter … au lieu de se moquer de ma fragile constitution.

Je rembobine puis dissèque les bruits ; ce bruit lourd du corps qui roule sur le tapis emportant dans sa chute la vaisselle, un fracas de fourchettes, d'assiettes, de verres à pied et Sagawata, désolé, qui commente :

  • Un verre de Venise, du cristal, quel gachis !

Putain de cassette. Il l'écoutait à chaque repas rituel quand il trempait des lambeaux de sa chair dans la sauce soja seulement accompagné d'algues pour rehausser les harmonies, les saveurs. Son sushi spécial : de la chair de sirène crue quelquefois marinée au gingembre , son acte d'amour ultime !

Pendant trois jours, il suit ce cérémonial, conservant la chair dans son réfrigérateur. Hélas la fraicheur s'altère ; la viande prend un goût de gibier faisandé, il déteste ça. Il découpe la victime, l'enfouit, la cache dans deux énormes valises en carton. Il traine la dépouille enveloppée dans un linceul bleuâtre, des draps housses trop étroits pour dissimuler complètement les membres de sa muse. Il balance les deux valises dans un caddy qu'il a piqué au supermarché du carrefour et en toute hâte pousse son chariot funéraire vers le bois de Boulogne. Il veut la noyer dans le lac, offrir sa chair encore moelleuse aux carpes du bassin. C'est dans une descente que nos destins se croisent.

reporter

J'arpentais les allées du bois avec Sonia, une travailleuse de la nuit. Je shootais pour un magazine trash ; des photos de putes, de travellos, de clients aux abois ; un thème racoleur les bas fonds du lac. Je m'étais attaché les services d'une  professionnelle pour réaliser  quelques mises en scènes bien pimentées quand je vois ce lilliputien bondir dans un fourré pour ramasser d'étranges paquets tombés de son chariot. Une tache sanguinolente, une main tranchée, les doigts brisés et ce crétin qui sourit... je shoote, shoote. J'ai du mitrailler, presque une pellicule entière !

  • Si j'avais eu un congélateur, vous ne m'auriez pas retrouvé !

Sa réplique cynique a fait la une de toute la presse mais la photo qui illustrait la couv' des quotidiens c'était la mienne.

  • Toi et moi, les deux mains de l'artiste. Viens avec moi au Japon, nous serons des stars !

J'avoue quand la justice française l'a libéré après un an d'internement à Villejuif. J'ai failli avaler mon télé objectif : irresponsabilité pénale, ce mec n'était pas responsable de ses actes et pouvait aller se la couler douce à Yokohama !

 

Y'avait un joli paquet de yens à palper, j'ai pris le premier vol pour Tokyo en sa compagnie. Question délire, Issei assurait un maximum ! Star de films pornos ; j'ai moi même mis en scène ce très mauvais mais rémunérateur : chair de poule ! Il fallait le voir planter sa fourchette dans la cuisse rondelette d'une playmate de Shochiku. Il a joué ensuite au peintre dadaïste. Toujours le même tableau, mondo carne, une Joconde coréenne qu'il repeignait en rouge écarlate jusqu'à la disparition totale du modèle sous les couches de peinture successives. Il la roulait ensuite sur une bâche ivoire avant de trancher la toile et d'en vendre les découpes au détail. Qu'est-ce qu'on s'en est mis dans les poches ! Merci Dada !

Un sacré carton dans toutes les galeries branchées de la capitale avec en fond sonore, la folie, le titre que les Stranglers avaient enregistré en 1982 pour lui rendre hommage.

Ce fut ensuite sa période littéraire ; romancier à succès avec des titres outranciers : Cannibale, j'aimerais être mangé... et surtout ce fabuleux, Paris,la fleur, Paris l'amour, la carte postale parisienne, un succès garanti chez les descendants des samouraïs … l'industrie du livre japonais lui a même attribué l'équivalent du Goncourt du Soleil Levant.

Le summum de ce cirque fut sans doute la campagne de pub réalisé pour l'Hippopotamus local, une série de photos saignantes à la gloire de la bidoche reine dont je fus le producteur scrupuleux et déjanté.

 

Polaroids, vidéo, films, argentique reflex, numérique canon, internet... tout a une fin. Nous avions parcouru ensemble ces chemins occultes de l'esprit dans la chair comme disait Momo Artaud

Complètement vidé, répugné, je jetais l'éponge et regagnais l'Europe, riche et végétarien, abandonnant Issei aux bons soins des neuroleptiques.

Quelques années plus tard, je ne pus m'empêcher de lui poser la question qui m'avait toujours hanté.

 

  • N'as tu pas des regrets de l'avoir mangée  ?

Sa réponse le résumait, sans détour.

  • D'un coté, je regrette d'avoir tué Renée mais de l'autre j'avais raison, c'était vraiment bon.

 

Léon COBRA le 17/01/2012

 

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