Jeudi 6 août 1970 :
Tout commença au Milk Bar du King’s Hôtel. ( dans chaque
bourgade de merde, il y a un King’s Hôtel qui n’a de royal que l’enseigne )
Un voile noir, épais et pesant avait complètement obscurci
Matara. Seul le temple de Bouddha était illuminé par une multitude de bougies
dont les flammes vacillaient au rythme monocorde de deux tablas géants. Notre
futur agresseur parlait de ses études au Royal College. ( à moins que ce ne
soit de son service au King’s Hôtel ) J’ai décroché…
Forêt anonyme de balsamiers, parfums de nards…
6h30 on sort nos
besaces par la fenêtre de derrière, on range les duvets. Rasant les murs, des
cernes sous les yeux, l’angoisse aux trippes, on se barre. Joëy tremble de
nervosité, mes jambes se dérobent sous mes pas, on se chuchote des
encouragements.
Les trois truands rodent encore à la recherche de je ne sais
quoi mais ils ont renoncé à nous dépouiller avec le lever du soleil. Le siège
est terminé.
La population hier si cool nous insulte :
- Hippies,
hippies !
Des injures, des gestes d’intimidation , d’autres
menaces :
- Remember Sharon Tate ! Manson, Manson ! Fucking Beat !!!
Quelques pierres. Faut mieux dégager au plus vite…
On traverse la ville à toute vitesse. Je serre mon poignard
rageusement, dernière illusion de puissance, me forçant à sourire à ma
compagne. Les moustiques nous ont troué les veines, les puces vertes ne nous
ont pas épargnés, les cernes, la migraine et cette angoisse inexhaustible cachée, enfouie, escamotée par
la proximité de la Rest House.
Sain et sauf ! Un soupir de soulagement dans le
breakfast de luxe… Ici, nous sommes des touristes ordinaires avec des
traveller’s chèques tout aussi ordinaires. Masques commerciaux ; carnaval
de roupies…
Plein soleil sur la plage, la mer et les palmiers.
Deux heures de farniente dans la sensualité du sable fin
pour oublier cette nuit blanche, cette longue veille contre les rôdeurs et les
insectes qui nous laisse semi crevés, semi hallucinés.
Nous avons changé d’hémisphère.
Un bain et une ballade sur le rivage. Des gosses joyeux
grimpent le long des cocotiers et nous offrent des noix de coco encore vertes. Les ouvrir à coup de machette, en déguster le
jus et gratter la coquille pour en manger la chair laiteuse. Des chalets en
bambou sur pilotis bordent l’océan. Des serpents noirs, gras, brillants et
domestiqués servent de ratiers.
On retrouve Charles et Claudius. Ils ont passé une fort
belle nuit, les salauds ! Le temps d’aller boire un bol d’arak dans une
maison coloniale où un riche négociant cingalais célèbre les noces de son
unique fille et nous reprenons le bus de nuit pour Tissamaharama.
Une chaude ambiance dans ce tortillard où le sourire
chevalin est de rigueur. On y apprend par la même occasion que l’on est
vendredi, ce qui ne nous empêche nullement de nous tromper d’arrêt et de
descendre à Kataragama.
Là bas, on pionce à même le sol dans une Pilgrim’s house.
Joëy et Cobra en 1970