11 Juin
1968 .
Nous étions arrivés à l’angle de
le rue Claude Bernard et de l’avenue des Gobelins. Nathalie K. poussait son
solex. Des cars de CRS stationnaient Rue Monge. Une dizaine de véhicules. Ils
se tenaient toujours légèrement en retrait du Quartier Latin quand un
rassemblement était prévu. On s’engageait vers Saint Médard pour couper par la Mouff
’ et rejoindre la Sorbonne
quand une kyrielle
d’uniformes nous a cernés. Contrôle et fouille, la routine… Dans ma musette US,
ils ont trouvé un grand foulard épais, des lunettes de ski, un citron, un tract
pour la manif de ce soir. Jeune, étudiant, chevelu… trois critères nécessaires
et suffisants. Ils m’ont empoigné et traîné jusqu’aux fourgons me braillant des
insanités dans les oreilles. Nathalie est repartie libre accrochée à son solex
comme à une bouée de sauvetage, sa casquette de marin enfoncé jusqu’aux
oreilles, bravant la tempête policière dans son cirée noir. J’ai fait
l’inauguration du premier fourgon. Il était vide ; ça puait la sueur et le
tabac. Le sol était jonché de canettes de bière vides. Je commençais à
m’angoisser en pensant au Livre de la
Répression
publié par l’UNEF et vendu sur ce même marché il y
a déjà un mois. Deux autres types sont rapidement venus me rejoindre. Même
profil . On se dévisageait avec suspicion. Le silence régnait
pesant ; ils se sont posés à l’autre bout du car. Il était à peine 18 H.
Puis tout s’est accéléré. Un gradé a aboyé des ordres. Des scarabées bleus
foncés sont sortis du petit square tout proche et ont quadrillé les marchands
de quatre saisons : rafle aveugle ! Tout homme entre 16 et 40 ans
était embarqué sans sommation. Un cadre en costume cravate qui faisait ses
achats à l’épicerie fine du coin, était molesté et déposé parmi nous avec
fromages et dessert ; un autre avec un bouquet de fleurs. En dix minutes
le véhicule affichait complet. Puis un autre et encore un autre . Cette
fois le ton montait. Plus la peine d’essayer de berner ou de séduire la
soldatesque, tout le monde avait compris, on était cuit. A bas l’état
policier ! à bas la répression ! CRS = SS !!! On
s’agrippait aux vitres grillagées pour faire tanguer le véhicule. Les CRS
frappaient avec leur matraque contre la carrosserie pour nous intimider. Vos
gueules, les Enragés ! Ecrasez vous ou on vous gaze ? On s’est
écrasé. Les paniers à salade ont démarré, sirènes mugissantes, convoi vers
quelle destination. C’était bien là, l’unique question, où ? On a traversé Paris. On a stoppé, c’était
noir de flics en uniformes et en civil. Descendez et fermez là !
Mains sur la tête, avancez ! En file indienne, on avançait. Bienvenue
à Beaujon ! a murmuré mon prédécesseur. Le Centre d’identification de
Beaujon !!! Dans l’imaginaire estudiantin, l’ancien hôpital récupéré par
la préfecture pour y abriter une école de gardien de la Paix
était le pire des Stalags, une
annexe de la Gestapo
…
Je flippais et j’étais pas le seul. On avançait humilié, résigné quand soudain
une clameur s’élève. Des dizaines d’autres jeunes parqués en plein air dans un
espace entouré de barbelés et gardés par des gardes mobiles applaudissent à
tout rompre puis entonnent l’Internationale et la Jeune Garde
pour nous accueillir
et nous réconforter. Quelques instants plus tard nous étions parmi eux à tirer
nerveusement sur une Gauloise en faisant connaissance , chacun racontant son arrestation, fanfaronnade à la hausse. La
nuit tombait, le froid aussi puis la soif et la faim. On fumait, on bavardait
foot, rock, politique, on vociférait Ce n’est qu’un début, Le combat
continue ! Ailleurs dans un autre univers, Paris devait brûler,
Hendrix chanter. Certains allaient de long en large, d’autres insultaient les
silhouettes impénétrables de nos gardiens, fusil à l’épaule. Ici et là, se
consumaient des journaux, feux de camp ridiculement maigres. Ombres chinoises
tantôt prostrées tantôt recroquevillées, hautaines ou décadentes, plongées dans
les limbes d’une tragédie antique. De tout Paris par cars entiers, ils
arrivaient le poing levé, une deuxième vague, des garçons et maintenant des
filles, sans doute ramassés en pleine action mais aucune trace de violence
extérieure n’était visible ; pas de blessé à cet endroit. Ici, on isolait,
on regroupait, on surveillait, on manipulait, on intimidait, on humiliait, on
détenait, on brisait, on réprimait… La fatigue s’installait, on affichait
complet dans l’enclos à bestiaux.
Soirée ordinaire au
Quartier latin : R comme …Répression . R comme… Romantisme
L’ère de l’Utopie ! L’air de la Révolution
Debout, avancez en file
indienne ! Préparez vos papiers, fermez vos gueules ! Les CRS
venaient d’ouvrir une brèche dans la forteresse-poulailler où ils nous
maintenaient depuis des heures. Un court gymkhana entre barbelés et chevaux de
frise sous les risées puis on s’engageait dans un couloir d’uniformes impavides
de 75 centimètres
de large, un par un entre deux rangées de rangers homogènes. Un corridor étroit
et sonore. Le bruit des matraques percutant les boucliers résonnait dans la
nuit, cadence martelée pour le tempo des galériens, un conditionnement
terrible… Ils nous flinguaient d’un rictus rageur, sans nous toucher, la haine
aux iris anis, les lunettes remontées sur le casque, la moustache brune barrant
les visages incarnats. On tanguait, titubait, halluciné, desséché, se demandant
si une bourrasque, un déluge de coups n’allait pas s’abattre sur nos nuques,
sur nos corps ? plus que quelques mètres, j’atteignais le bout du tunnel,
péteux mais sain et sauf. Un flic ordinaire, un gardien de la paix me guidait
vers un bureau où deux autres flics en civil prenaient nos dépositions
installés devant une machine à écrire. Plus de martiens à l’horizon ;
soulagé, je décompressais. Vérification d’identité, rapide interrogatoire et Raoust direction une arrière cour. On nous offrait l’hospitalité dans des
baraquements préfabriqués, totalement vides, un confort relatif à cinquante par
pièce. On allait passer 24 H en cellule, entassé, assis en tailleur, les plus
chanceux adossés à un mur. Pour pisser fallait demander la permission au
gardien-surveillant, un stagiaire sans doute vu son manque d’autorité et de
motivation. Personne ne voulait être le premier à sortir seul de peur d’être
tabassé dans un recoin sombre. Le jour pointant et les vessies explosant l’un
de nous s’est décidé. Il est revenu indemne. On s’est détendu. Un étudiant plus
âgé nous a expliqué le topo… ils nous embarquaient avant les manifs pour
empêcher toute concentration de jeunes, tout rassemblement important. C’était
la nouvelle stratégie de la préfecture de Police pour gérer la situation et
éviter insurrection et guérilla urbaine ; étouffer le mouvement dans l’œuf
puis intimider et ficher. Le traitement était à la carte suivant le pedigree de
chacun, sa position sociale ou son rôle actif au moment de l’interpellation.
Ils vidaient la cour centrale pour accueillir de nouveaux arrivants. Nous, on
allait pourrir là, le temps qu’ils maîtrisent la situation dans la rue et
qu’une décision politique soit prise nous concernant. L’étudiant de troisième
cycle poursuivait son exposé en termes plus dogmatiques et manichéens
Pogroms, lutte des classes, révolution prolétarienne j’ai décroché. Mon
voisin était un jeune ouvrier de Citroën, fan des Stones, il était venu par
solidarité, il voulait voir la Sorbonne
occupée. Sa visite a été brutalement interrompue à la sortie du métro
Censier. Mes paupières sont tombées lourdement. Un sommeil haché de
soubresauts, un coma lézardé de
flash-back. Le tumulte m’a sorti de ma torpeur, un début d’émeute. Dans tous
les bâtiments une seule plainte On a faim, on a soif Pour nous calmer, deux gardiens ont
apporté trois seaux d’eau avec trois louches. On s’est désaltéré avec
discipline. Le célèbre Jambon-Beurre a suivi. Le dialogue s’est instauré avec
les gardiens qui la jouaient profil bas. On sortait maintenant régulièrement se
dégourdir les jambes, pisser ou griller une clope. J’étais dehors, matant les
autres cellules quand j’ai reconnu Marie-Laure, une copine de terminale,
grillant sa cigarette. Elle était enfermée avec d’autres nanas dans une autre
aile de l’hôpital, même traitement, même scénario. Le crépuscule tombait. On se
préparait à passer une deuxième nuit dans ce trou à rats quand un flic en
veston anthracite s’est pointé avec les
gardiens. Vous pouvez partir, vous êtes libres. Je vous invite à bien réfléchir
à votre comportement dans les prochains jours. Ceci est un avertissement. Vos
examens sont reportés, partez donc en vacances. Allez , foutez le
camp !!! J’ai attendu mon tour, j’ai traversé la cour, des voitures,
un attroupement, un bouchon comme à la sortie du métro puis l’air libre.
Quelques pas encore, mon père était là devant moi. Ça va ? il m’a
étreint longuement, on a marché en silence jusqu’à sa DS. Les flics avaient
téléphoné à la maison pour prévenir mes parents. J’étais mineur. La majorité
était encore à 21 ans. Il n’a rien dit, il était soulagé. Nos regards se sont
croisés, j’ai décrypté ce message dans ses pensées. J’ai connu la captivité,
le S.T.O. en Allemagne. Et maintenant je retrouve mon fils parqué par un
gouvernement français. L’histoire bégaye… Ai-je fantasmé ou non ? Le lendemain dans la cour d’honneur de la Sorbonne
sous la statue de Victor
Hugo j’ai revu le jeune ouvrier de Citroën. Il souriait assis sur
un vieux banc de pierres. Mes parents ont reçu une belle lettre du préfet de
police Maurice Grimaud le 17 Juin , le style était administratif et
moralisateur :
Madame, monsieur,
Dans l’après-midi du 11 Juin, votre fils manifestait
illégalement sur la voie publique. Il a été de ce fait, interpellé par mes
services et conduit au Centre d’identification de Beaujon.
J’ai l’honneur de vous en
informer pour vous permettre de l’inviter à ne pas recommencer et de le mettre
en garde contre les conséquences fâcheuses auxquelles il s’exposerait en ne
tenant pas compte de cet avertissement.
Veuillez agréer, madame
,monsieur, l’expression de ma considération distinguée.
J’ai croisé deux fois mon père
dans les dernières manifs de juin. Il s’informait, il dialoguait, il cherchait
une réponse avec d’autres jeunes, jamais avec moi. L’essence est revenue , la
télé aussi, les grèves se sont arrêtées. On a évacué en douceur l’Odéon, La Sorbonne
toutes les facs et les
usines occupées. Les vacances sont arrivées pour tous. Je suis parti camper
dans les sables d’or. C’était l’entracte… En septembre mon père est mort. Notre
dernier regard de complicité fut sans
doute celui des geôles de Beaujon. En novembre, mon grand père est mort ;
à 20 ans, j’étais le dernier homme de ma lignée…