Lundi 6 mai
Vers 10 h du matin nous ne sommes que quelques centaines à
assister à un meeting devant la Sorbonne entourée de flics. Pour la première
fois certains orateurs parlent d’autre chose que d’une simple réforme de
l’université… « C’est l’état bourgeois qu’il faut abattre »…
Dans une petite rue, un groupe a reconnu un des membres du
comité central du PC, et une discussion orageuse s’engage avec ce communiste
qui essaie de justifier la position de l’Humanité vis à vis des manifestations
de vendredi dernier. Cela me rappelle qu’an centre de tri où je bosse la nuit,
les militants CGT n’arrêtent pas de harceler les chevelus, anars et autres
beatniks, comme moi, en leur disant de ne pas aller aux manifs d’étudiants qui
sont « tous des fils de bourgeois » !
Au début de l’après-midi, je sors d’un cinéma où je viens de
voir un film d’Andy Warhol et je rejoins le défilé boulevard Saint
Michel ; plusieurs milliers de personnes, quelques drapeaux rouges,
l’Internationale et les habituels slogans. D’ailleurs « c’est la lutte
finale groupons nous et demain… » ça revient toujours aussi comme un
slogan !
Les CRS barrent la rue Saint Jacques.
Pendant quelques secondes, les deux côtés s’observent.
Tout à coup, sans avertir, les CRS chargent, matraque en
main. C’est la panique.
Me trouvant dans les premiers rangs, je suis bousculé,
renversé, à moitié piétiné. Je réussis à m’enfuir. Dans ma course, je me
retourne et, spectacle affligeant, une dizaine de personnes sont étendues par
terre, un étudiant assis au milieu de la rue se tient la tête toute
ensanglantée…de nombreux sacs, livres, chaussures, lunettes, parapluies,
etc…jonchent le sol.
Nous continuons à courir vers le boulevard Saint Germain
puis vers la place Maubert. Hors de portée des CRS, on fait volte face, c’est
la colère.
Des voitures sont mises en travers du boulevard. Avec
d’autres nous renversons une petite Triumph décapotable. Des panneaux sont
arrachés et l’on commence à dépaver.
Les CRS arrivent, échange de grenades et de pavés ( qu’ils
ne se privent pas de relancer ).
On recule, on revient… et puis tout à coup une charge au pas
de course ! Nouvelle panique. C’est la fuite dans tous les sens. Quelques
naïfs s’assoient par terre et nous crient d’en faire autant : ils manquent
d’être piétinés…
Les flics courent vite, et j’ai juste le temps de
m’engouffrer dans la bouche de métro Maubert Mutualité. Quelques grenades
lacrymogènes sont lancées dans les couloirs du métro, au grand émoi des
passagers, et les sorties sont barrées… Le poinçonneur bienveillant nous laisse
passer sans ticket et nous descendons à la station suivante Cardinal Lemoine.
Nous retournons vers la place Maubert.
Là c’est la bagarre : d’un côté les CRS en rangs serrés
n’avancent pas tellement ils sont harcelés de pavés, de l’autre des centaines
de manifestants assez clairsemés qui crient mais ne se battent pas… et entre
les deux quelques dizaines souvent masqués, qui seuls tiennent en respect la
police par le jet continuel de toutes sortes de projectiles. Il y a de nombreux
blessés dans les deux camps, les ambulanciers ne font qu’un va et vient
ininterrompu. Les CRS lancent en l’air au fusil des grenades qui en retombant
font souvent un blessé.
Une baraque en bois flambe place Maubert, un fourgon de
police a ses vitres cassées à coup de pavés…
L’UNEF lance un mot d’ordre : rassemblement ce soir à
18 h30 à Denfert Rochereau.
A 18h en face du lion nous attendons sur les pelouses du
square. La foule arrive petit à petit et bientôt la place entière est noire de
monde. Des tracts sont distribués, des journaux ( le numéro 1 d’Action…),
quelques uns prennent la parole, on attend les ouvriers de banlieue…qui ne
viendront pas.
La manifestation se dirige boulevard Raspail, banderoles et
drapeaux rouges en tête… des slogans « A bas la répression »,
« Peyrefitte démission », « Etudiants solidaires des
travailleurs », « la Sorbonne aux étudiants » etc. etc… Un anar
qui propose « A bas l’état » se voit vertement ordonner de la fermer.
Pas un flic en vue… des professeurs, des intellos sont aussi
dans la manif en partie composée d’étudiants peu rebelles voulant seulement
réformer l’université…
Mais quand le cortège arrive vers le boulevard Saint Germain
les CRS sont là en très grand nombre. Alors c’est l’émeute, ne restent que ceux
qui veulent en découdre, dépavage à la hâte, et une chaîne se forme pour faire
parvenir les pavés aux combattants des premiers rangs…La nuit commence à
tomber, les flics ont chargé avec une voiture de pompiers qui arrose tout le
monde. C’est la fuite dans les petites rues de Saint Germain, deux filles
surexcitées remontent le courant des fuyards et ordonnent de retourner au
baston, elles insultent et engueulent tout le monde. Au bout de la rue
Bonaparte sur les quais Mouna sur son vélo nous regarde arriver en jubilant
dans sa barbe, il se revoit à la libération de Paris en 44…
Nous attendons les autres, on ne sait plus quoi faire, on
entend les clameurs de la bataille qui fait toujours rage vers le boulevard.
Nous sommes quelques centaines. Les uns veulent retourner au baston, d’autres
aller foutre la pagaille à l’autre bout de Paris devant la Bourse du travail,
d’autres rentrer chez eux… Devant tant d’hésitation d’aucuns prennent la
parole…mais en fin de compte, chacun fait comme il veut.
Je me retrouve avec d’autres, une bonne centaine, à partir
pour la Bourse du travail. Nous traversons les Halles en chantant
l’Internationale sous l’œil hostile et furibard des commerçants et forts des
halles au boulot ( on ne s’y attarde guère !).
A la République tout le monde est crevé, quelques prises de
parole dont celle d’un militant ouvrier du Parti communiste international.
Il est minuit. La police arrive. Tout le monde se disperse.
La journée a été longue…
Cap’tain Apogée

On a l'impression de recevoir les pavés en pleine troche, c'est exitant !